La plume et le pinceau.
Comme vous le savez peut-être ou pas du tout, le dernier né de la collection Petite Bulle d’Univers vient de voir le jour. Il s’appelle Cyclones et est signé Karim Berrouka de la plume, Bruno Leray du pinceau et Philippe Aureille de la palette graphique.
La collection Petite Bulle d’Univers, dont j’ai en charge la direction littéraire, est le fruit du travail du collectif d’artistes la machine à Bulles composé de Didier Gibelin, Bruno Leray, Laura Vicédo, Philippe Aureille, Jean-Emmanuel Aubert et moi-même.
Les parutions dans cette collection ont été mises entre parenthèse l’année dernière pour permettre à chacun de mener à bien des projets personnels. Ce type de « Pause » est inévitable dans le travail collectif d’artistes menant chacun de leur côté des « carrières solos ».
A mon humble avis, cette pause a été bénéfique. Cyclones en est la preuve sur papier.
Comme vous le savez peut-être ou pas du tout, la collection Petite Bulle d’Univers est constituée de nouvelles graphiques et se veut le terrain de rencontre entre un auteur, un plasticien et un graphiste. L’objectif étant de présenter des livres illustrés pour adultes, cette collection fait appel à des auteurs et des plasticiens contemporains. A l’inverse de la démarche classique, ce sont les mots qui viennent illustrer l’image. A la fin du processus, grâce à l’alchimie de la création graphique, les images apportent quelques clés supplémentaires au lecteur sans emprisonner son imaginaire.
Mais plutôt qu’un long exposé sur la démarche du collectif de la machine à bulles, je vous propose de recueillir les témoignages de Karim Berrouka et de Bruno Leray.
1 – Pouvez-vous brièvement vous présenter ou si vous rechignez à parler de vous nous parler d’un sujet qui vous tient à cœur ?
B.L. : Je peins depuis les années 90. Auparavant, je me suis frotté au spectacle vivant, théâtre et danse contemporaine. Le corps et l’image du corps concentrent toute mon attention picturale. En 1999, j’ai démarré une série d’autoportraits et depuis, le visage humain m’obsède à part entière. Je ne peins plus que des têtes, du trait, la face visible, jusqu’à l’expression et le sentiment qui cherchent le vivant, l’unique. Parmi certains portraits, se cachent des amis, des modèles bienveillants malgré le sort que parfois je leur réserve ! Une façon de leur rendre hommage et de fixer leur empreinte…
K.B. : Karim Berrouka, a publiée une flopée de nouvelles à gauche et à droite depuis quelques années (ActuSF, Griffe d’Encre, Oxymore, etc.). Une novella « La porte » chez Griffe d’Encre il y a deux ou trois ans. A fait de la musique avant de devenir sourd, s’occupe de la collection Recueil aux éditions Griffe d’Encre. Pour le reste de ma vie, on se reportera à ma biographie à paraître en 2037.
Sinon, je collabore à un projet collectif de micronouvelles, avec deux autres auteurs (Jacques Fuentealba et Benoît Giuseppin) : la Fabrique de Littérature Microscopique (http://fablimi.wordpress.com ).
2 – Qu’est-ce que Cyclones pour vous ?
B.L. : A travers le texte de Karim, un certain nombre de « têtes » sont devenues « Georges », les reliant sous une même identité complexe et touchante.
On me dit souvent que mes « têtes » se ressemblent malgré des traits différents, comme si je passais mon temps à figurer toujours le même personnage, lequel ?… je crois me souvenir que Karim m’en avait fait la remarque. Alors, pourquoi pas « Georges » ? Il nous en apprend pas mal sur notre humanité.
« Cyclones » agit comme un révélateur de ma démarche artistique – et quand tout cela prend la forme d’une Petite Bulle d’Univers, c’est un pur bonheur, esthétiquement, humainement. Cela fait sens.
K. B. : La plus belle chose qui soit arrivé à ma littérature depuis que j’ai appris à écrire mon nom en CP.
Sinon, le plaisir de concrétiser un projet magnifique avec des gens bourrés de talents.
L’opportunité de sortir des limitations du texte, d’apporter les mots à l’image et l’image aux mots. Un ovni littéraire qui, c’est une bonne surprise, ne laisse personne indifférent au premier coup d’œil. La collection des petites Bulles d’Univers est unique, faut applaudir Organic Editions. J’applaudis donc.
3 – Comment s’est déroulé la première rencontre avec le plasticien / l’auteur et comment avez-vous travaillé ensemble pour créer Cyclones ?
B.L. : J’ai rencontré Karim sur un salon du livre à Lyon par l’intermédiaire de Li-Cam et Jean-Emmanuel Aubert. J’ai le souvenir d’une rencontre fort chaleureuse et bien déridée ! Nous avons aussi beaucoup parlé, de tout et de rien, de la vie surtout, avec pas mal de complicité. Lorsque l’idée de créer une nouvelle Petite Bulle avec mes dernières peintures s’est présentée, c’est tout naturellement que le collectif d’Organic Editions s’est tourné vers Karim qui a accepté de relever le défi, avec brio !
Nous lui avons envoyé une série d’images et l’aventure a commencé. Nous avons ensuite reçu le texte de « Cyclones » et avec Philippe Aureille, le graphiste du collectif, nous avons sélectionné une nouvelle série d’images susceptibles de coller au mieux aux intentions et émotions de « Georges ».
K. B. : Première rencontre, si je me souviens bien, sur un salon à Lyon, place Bellecour. Bruno m’a montré son « boulot », que j’avais déjà vu en partie, notamment dans les Petites Bulles d’Univers. Le projet m’emballait depuis le début, le boulot de Bruno aussi, il restait juste à savoir s’il ne se prenait pas pour Picasso et de m’assurer que je ne me prenais pas pour BHL. Pas de mauvaise surprise. Reste alors à concrétiser la chose, en évitant de perdre trop de temps à disperser son inspiration dans des soirées mousse parisiennes ou à s’égarer dans les méandres de son jardin japonais, etc. Bosser donc, et réussir à faire de l’addition des facettes créatives un tout qui porte l’idée et qui, surtout, ne fasse pas collage texte + images. Une entité et une seule, et rien d’artificiel SVP.
Je reçois une série de portraits format timbre poste sur mon ordi (j’avais de bons yeux à l’époque) + une contrainte supplémentaire (c’est le cadeau Bonux) «le thème imposé : identité». Damned, on avait omis de prévenir avant que je signe avec mon sang ! Qu’importe, un défi de plus, je relance de dix. Et hop, c’est parti. J’envoie un bref scénario, on me répond que c’est à creuser, j’essaye de creuser, ça tourne en rond, je recommence, je me fais houspiller par Li-Cam parce que je suis à la bourre (ça, c’est bon signe), j’ai enfin l’idée qui me semble mieux s’adapter à la série de portraits + contrainte, j’envoie la nouvelle. On me répond que c’est au moins aussi bon que du Zola écrit par Robbe-Grillet. Et quelques corrections plus tard, je revois la fin suite aux avis du comité directeur. Là, mon boulot est temporairement fini. Je laisse les autres se violenter les neurones. Et j’attends, tranquille, et puis, un jour, le livre tout fini surgit hors de ma boîte aux lettres. Et là, je suis heureux. Jusqu’à ce qu’arrivent les interviews… :)
4 - A Bruno : Comment s’est déroulé le travail de sélection d’images, de mise en page et de création graphique avec Philippe Aureille ? N’est-ce pas un peu déstabilisant pour un peintre de voir ses œuvres triturées dans tous les sens par un graphiste ?
Je connais bien Philippe. Nos choix esthétiques sont proches et complémentaires. Nos désaccords sont parfois radicaux mais dans ce cas, on parvient toujours à un compromis, et souvent, ça enrichit l’affaire.
Nous avons déjà fait nos armes avec « Alice en son for intérieur » et « Tête à tête ». J’avoue que les premières fois où Philippe a commencé à modifier « mes » couleurs, « mes » compositions, je me suis senti un peu mal à l’aise mais au fil du travail, après un lâcher prise nécessaire, j’ai vu l’intérêt de laisser filer mes « bébés » pour les voir évoluer ailleurs. Qui plus est, la plongée informatique dans l’œuvre picturale est captivante. Détails, gros plans, variations des couleurs, permettent de prendre du recul sur son travail, de porter un regard nouveau. En fait, ça me stimule. Depuis « Cyclones », j’ai redécouvert le « vert ».
A Karim : Dans la collection Petite Bulle d’Univers, ce sont les mots qui viennent pour ainsi dire illustrer les images. Comment as-tu abordé les peintures de Bruno ? Une image en particulier a-t-elle provoqué le déclic ? Est-ce difficile pour un auteur de se glisser dans l’univers d’un peintre ?
Non, ce n’est pas une image spécialement, mais le tout. Une série de portraits torturés, sombres, avec une idée de répétition, de malaise, mais aussi de stase, de mouvement figé. Je voulais bosser sur l’idée de cycle et d’intemporalité. De déliquescence mais de continuité. Comme ces portraits qui me suggèrent moins la douleur que la fixation (du temps, des expressions, de la vie) tout en conservant une inertie tangible. C’est plus l’ambiance générale qui m’a guidé. Parce qu’elle s’impose immédiatement. Après, bien évidemment, j’ai vu dans ces peintures ce que j’y ai vu, et qui n’est pas forcément la vision qu’en a le peintre.
Écrire un texte qui puisse s’insérer dans cet univers, sans que ce soit un simple commentaire, une ambiance, ce n’est pas facile. Surtout si on veut y rajouter une trame narrative qui ne court-circuite pas l’atmosphère générale des peintures, qui ne l’oriente pas. Réussir à ce que le texte ait son identité propre, que les tableaux conservent la leur, et que de leur union naissent une œuvre originale, autonome. Faire de la schizophrénie créative, en un sens (oh, un joli concept !).
5 – A Bruno : Quelle a été ta réaction quand tu as découvert le premier jet du texte inspiré par tes images ? As-tu reconnu des thèmes qui te sont chers ? As-tu l’impression d’avoir été compris ou au contraire, as-tu été surpris de l’histoire que Karim a extirpée de la matière que tu lui as soumise ?
Comme je l’ai dit précédemment, « Georges » focalise bon nombre de mes préoccupations. Il est question d’identité, de différence, de tolérance, du sens de la vie, d’éthique. J’aurais pu écrire « Cyclones », si tant est que je sois capable d’aligner deux phrases ! Chacun son job ! J’ai été très séduit par le côté polar, le suspens et le rythme effréné que Karim a donné à son texte. Je ne suis pas un grand lecteur, mais de « Cyclones », je n’en ai fait qu’une bouchée et de celles qui restent bien en bouche, avec parfum, robe et tout le tralala… !
A Karim : Après le travail avec le peintre vient celui du graphiste auquel tu n’as pas participé. L’ouvrage final n’a comme souvent dans la collection Petite Bulle d’Univers presque rien en commun avec les premières peintures envoyées par Bruno. Quelle a été ta première pensée en découvrant Cyclones ?
We have a winner !
6 – A Karim, Quels sont tes goûts en matière de graphisme ? As-tu des peintres, illustrateurs, graphistes préférés ? Lesquels ?
Pas vraiment. J’aime autant Breughel (toute la famille) que les tableaux de propagande maoïste, de La Tour (Georges (bien sûr), pas Quentin) que Klimt, Turner que Combas. En fait, je fonctionne plus par œuvre que par peintre ou par école. Bon, je n’aime vraiment pas le pointillisme et, à mon avis, les monochromes manquent de couleurs. Et le préraphaélisme a une certaine tendance à tirer sur le cucul la praline (je vais pas me faire des amis, là). En art contemporain, je trouve que le contemporain est vraiment bien assumé. Quant à l’art, j’ai quand même souvent des doutes. Je vais juste citer Ron Mueck, parce que ses sculptures véhiculent une sorte de désespoir à la limite du supportable, et que je n’ai jamais ressenti une inquiétude aussi intense face à une œuvre d’art (et pourtant, ces sculptures ne représentent que de simples gens – un peu dépressifs certes, mais bon…).
A Bruno : Quel genre littéraire, s’il y en a un, te parle en particulier ? Quels sont tes auteurs préférés ?
Hélas, bien trop peu de lectures à mon actif ! Je suis a priori ouvert à tout type de genre. Les gros pavés me font souvent peur mais il suffit que l’accroche se fasse et alors, j’y consacre tout mon temps, comme pour les romans de Li-Cam, par exemple. Je lis volontiers les ouvrages sur l’histoire de l’art, les monographies ou les essais sur l’art d’aujourd’hui, Philippe Dagen, Jean-Philippe Domecq, Jean Clair… Le livre de Gérard Garouste (« L’intranquille », autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou), artiste que j’aime par ailleurs particulièrement, a retenu toute mon attention.
Enfin, le format « nouvelle » correspond bien à mon organisation temporelle, et pour un peu qu’il s’agisse d’imaginaire, alors je ne réponds plus de rien !
7 – Organic Editions est une émanation du label musical Organic.
A Karim, sans vouloir remettre ta carrière musicale sur la table, oh grand Karim Berrouka des Ludwig von 88, qu’est-ce que t’écoutes en ce moment ?
Un peu de tout. De Richard Strauss aux Wampas en passant par Marissa Nadler quand je suis triste, le premier album des Undertones quand je passe l’aspirateur, les chants des moines de Chevetogne quand je veux me rapprocher de Dieu, René Binamé quand je veux m’en éloigner, Philip Glass quand je tourne en rond, Crass quand je veux faire la révolution, Chaotic Dischord pour me réveiller, Boredoms quand j’ai mal aux dents et Christophe Maé quand je veux que les invités se barrent. Sinon, je tiens à dire que Mars Red Sky, c’est vraiment de la bombe.
A Bruno : Quels sont tes goûts musicaux ? Peins-tu en musique ?
Eclectiques, c’est le moins qu’on puisse dire ! Du requiem de Mozart à Massive Attack en passant par Lady Gaga ! Cela dépend du moment, de l’humeur et de la météo. J’ai eu peu d’éducation musicale étant jeune. Le label Organic a certainement contribué à m’ouvrir les oreilles. J’y ai découvert les musiques électroniques, voire industrielles ! Mes derniers coups de cœur en vrac : Sting avec ses mélodies irlandaises, Brigitte Fontaine, Agnès Obel, Zazie, Catherine Ringer, Bashung… Je peins toujours en musique, ça accompagne et stimule mon imaginaire.
8 – Dernière question, si vous deviez résumer Cyclones en une seule phrase quelle serait-elle ?
B.L. : C’est l’histoire d’un mec, « Georges », qui a bien du souci dans la vie et qui se battra jusqu’au bout… ne rien lâcher… une histoire de résilience… Un beau projet, avec toute une équipe, qui malgré les doutes qui ont accompagné sa gestation, me donne une force cyclonique.
K.B. : Bruno Leray est grand, et Karim Berrouka est son prophète.
Propos recueillis par Li-Cam.
Photos : Jean-Emmanuel Aubert et Benoît Giuseppin